Épisode 5
Une victime consentante
Louise cherche désespérément à écrire la notice biographique consacrée à Auguste Ley. Ses dernières trouvailles tant sur Ley que sur l’infirmière Lankester l’empêchent cependant de se concentrer sur quoi que ce soit d’autre que l’Affaire.
Sur les traces d'Elisabeth 'Betsy' Lankester (1881-1924)
Laura Di Spurio
Écrire le Dr Auguste Ley la semaine dernière, c’était jongler avec tant de papiers et d’informations que c’en donnait le tournis. Et on sait que la dizaine de pages noircies ne racontent rien de l’homme qu’était Auguste. Cette semaine, on a essayé de raconter Elisabeth ‘Betsy’ Lankester et le contraste est saisissant. Essayer de l’écrire, c’est en effet être confrontée à toutes les limites de la recherche historique, mais on l’a fait car on estime qu’elle a tout autant droit à sa biographie qu’Auguste.
À travers les lettres qu’Auguste Ley a adressées au Conseil des Hospices pour se défendre de son autopsie, on aurait envie de décrire Betsy comme une infirmière d’exception. Dans le dossier du personnel qu’il nous reste, Elisabeth Lankester est une infirmière qui ne fait pas de vague. Tout est « bien ». Bonne infirmière : rien à redire, rien à dire de plus non plus. Si elle n’avait pas fait l’objet de l’autopsie d’Auguste Ley, force nous est de constater que sa mort n’aurait pas fait l’objet d’un docu-fiction et ce, malgré la « crânerie » et le « mépris de la mort » dont elle a fait preuve lors de la Première Guerre mondiale (Médecine et Hygiène, 1924).
On ne sait rien des aspirations de Lankester. Rien de ce qui l’a poussée à accepter un poste de « simple infirmière » à Bruxelles en 1919. Rien de ses espoirs déçus. Rien non plus des autopsies qu’elle pratiquait. Était-elle aux manettes ou plutôt « au couteau, à la gouge et au maillet » (Sano, 1908) lors de ces autopsies ? Ou assistait-elle simplement Messieurs les médecins ? « À ces endroits, il n’y a que le silence » et il ne reste plus qu’à croire sur parole celles et ceux qui ont témoigné en faveur d’Auguste Ley.
L’analyse du cas Lankester pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses. Betsy demeure une énigme. Mais voici en quelques pages et à partir de nombreux documents épars, le portrait d’Elisabeth ‘Betsy’ Lankester, 42 ans, infirmière diplômée, spécialisée en psychiatrie et supposée autopsieuse.
Les jeunes années de Betsy
Elisabeth Susanna Lankester est née à Amsterdam le 2 juin 1881. Elle est la fille de David Marinus Lankester, né à Vlissingen (Zélande) en 1847, et de Geertruida van Ling, née en 1852 à Amersfoort (Utrecht). De ses parents, on ne sait pas grand-chose. Si on avait voulu en savoir plus, il aurait fallu quelques journées dans les archives d’Amsterdam. Malheureusement, on n’a pas eu les moyens de faire le voyage. Et c’est là que la magie d’Internet opère. Une recherche sur Google nous a emmenée sur des sites de généalogie néerlandais grâce auxquels on a pu trouver quelques informations (à prendre évidemment avec des pincettes). On peut y découvrir par exemple un certificat de mariage qui nous apprend que David et Geertruida se marient en 1873 à Amsterdam. À la même date, sa mère aurait été couturière (naaister); son père, forgeron (smid). Si l’on en croit ces mêmes sites, Elisabeth serait la troisième fille d’une famille de 10 enfants nés entre 1879 et 1900.
D’après un formulaire qu’elle remplit en 1919 avant d’entrer à l’Hôpital St-Jean, elle fréquente l’école moyenne d’Amsterdam. À 17 ans, soit en 1898, Elisabeth quitte l’école sans obtenir son diplôme d’études moyennes. Presque immédiatement, elle revêt l’habit d’infirmière. C’est en effet dès le 10 janvier 1899 qu’elle commence à travailler au très prestigieux Provincial Ziekenhuis Santpoort alors connu sous le nom de Meerenberg. Le Meerenberg est alors le plus grand hôpital psychiatrique des Pays-Bas avec plus de 1,200 patients. À l’époque où Lankester débute sa carrière d’infirmière, l’institution psychiatrique est en pleine réforme. Les infirmières psychiatriques vont jouer un rôle de premier plan dans cette réforme pensée par les médecins psychiatres. En effet, la formation psychiatrique des infirmières s’inscrit dans une volonté de réformer et de moderniser cette discipline médicale. Dans les asiles du 19e siècle, le personnel se compose de sœurs, gardiens, domestiques (tous sans formation médicale) ainsi que d’infirmières laïques (sans spécialisation psychiatrique). Impliquer un personnel féminin, compétent et spécialement qualifié en soins psychiatriques fait partie d’une stratégie de normalisation de cette discipline en quête de légitimité. Ce projet de réforme est « simple » : il s’agit de faire entrer les femmes éduquées de la classe moyenne en contact avec les malades pour les « civiliser » (Boschma, 2003). Cette réflexion intervient au moment où la profession d’infirmière est apparue comme un métier respectable pour les filles des classes moyennes et selon l’idée que les femmes ont un rôle particulier et surtout complémentaire à celui des hommes à jouer au sein de la société. Ce rôle est basé sur leurs qualités dites naturelles : le soin, la compassion, la dévotion, etc.
Entre 1899 et 1906, Elisabeth obtient deux diplômes, celui de la Nederlansche bond voor Ziekenverpleging et une spécialisation en soins psychiatriques du Nederlandsche Verrenging voor Psychiatrie en Neurologie. Ses diplômes ne figurent pas dans son dossier. En 1919, Auguste Ley qui la recommande à l’Hôpital St-Jean se charge d’attester de leur existence. Il les a eus en main, écrit-il en 1919. Elle quitte le Meerenberg en octobre 1904 pour travailler à l’Hôpital universitaire de Leiden jusqu’en janvier 1906, pour ensuite retourner au Meerenberg du 3 janvier 1906 au 1er août 1906. Grâce à ces informations, on peut donc penser que Lankester a obtenu ses diplômes tout en travaillant.
On avait volontiers imaginé Elisabeth Lankester fille de la bourgeoisie d’Amsterdam. Les informations glanées ça et là ne semblent pas le confirmer, mais il reste difficile de préciser sa classe sociale. Non seulement en regard de la supposée profession de ses parents, mais aussi à l’aune de l’histoire des infirmières psychiatriques aux Pays-Bas. Contrairement aux vœux des psychiatres néerlandais, la formation d’infirmière psychiatrique n’a pas attiré les jeunes filles de la bourgeoisie, mais les filles des classes ouvrières (Boschma, 2003). La profession d’infirmière psychiatrique leur a en effet donné l’opportunité d’une carrière dite « respectable ». Lankester est peut-être l’une d’elles. Mais peu importe sa classe sociale, Betsy représente l’une ces femmes qui ont pu, à travers des études et des professions dites « féminines », assouvir leur volonté non seulement de gagner leur vie, mais aussi d’apprendre, d’expérimenter et de voyager.
Betsy, une infirmière d'élite
En juillet 1906, Elisabeth Lankester, alors âgée de 25 ans, arrive au Sanatorium du Fort-Jaco. Elle n’est pas seule. Plus de vingt autres infirmières néerlandaises font le voyage d’Amsterdam à Uccle. Il semble que le très autoritaire Dr Jacob Van Deventer (Boschma, 2003) – directeur médical du Meerenberg – ait passé un accord avec le Fort Jaco pour « prêter » ses infirmières au Dr Ley.
La vie au Fort Jaco telle que décrite par Auguste Ley dans les pages du Bulletin de la Société de Médecine mentale semble idyllique. On ne sait par contre pas ce qu’en pensent les infirmières. Une zusterhuis est mise à disposition des infirmières, où elles se réunissent le soir et dans laquelle elles possèdent chacune une petite chambrette. « Elles y ont une salle à manger, un salonnet avec piano, jeux, journaux ». Le Dr Auguste Ley organise également très fréquemment « des petites fêtes et réunions amicales » sans boissons alcooliques où « règnent la cordialité et l’allégresse, jointes à une dignité du meilleur soi ». Les infirmières ont une heure de pause à midi et 14 jours de congé à prendre par an. Les zusters bénéficient par ailleurs d’une formation de trois années dispensée par le Dr Auguste Ley lui-même : cours de sciences naturelles, géographie, anatomie et physiologie du système nerveux, étude des formes principales des maladies mentales sont au programme. D’après son dossier personnel conservé au CPAS, Elisabeth suit cette formation et en est diplômée. Elle n’a de toute manière pas le choix. Selon le règlement des infirmières au Fort Jaco, les cours sont obligatoires.
Elisabeth est nommée infirmière en chef du Fort Jaco, on ne sait pas exactement quand ni comment ou si elle a déjà occupé un poste similaire dans le passé. On peut cependant vérifier qu’elle l’est déjà en mai 1907 lorsqu’Auguste Ley organise une visite dans son Sanatorium pour convaincre ses collègues du « service modèle » qu’il a mis en place. Lors de l’allocution du président de la Société de Médecine mentale, un mot – dans la langue de Vondel — est directement adressé aux infirmières hollandaises et c’est à Zuster Lankester, présente dans la salle, que le président adresse ses félicitations aux zusters du Fort Jaco.
« Vous me demandez, chers Messieurs, d’ajouter ici un mot adressé directement aux infirmières hollandaises, qui accomplissent avec tant d’habileté et de diligence leur tâche difficile, et qui ont contribué à susciter et à mener à bien les réformes, et je le fais volontiers, quand je me rappelle que je les loue toujours comme un exemple pour nos jeunes élèves ! Nous vous demandons, Sœur Lankester, de transmettre nos meilleurs vœux à votre collègue infirmière en chef, Sœur Taconis, et à toutes les sœurs. Vous leur répéterez que nous avions appris ici une leçon que nous ne pouvons pas oublier et que nous aimerions renouveler. » (Bulletin de la Société de Médecine mentale, 1907)
Le président de la Société de Médecine mentale n’est autre que Frits Sano (1871-1924), l’homme qui, en 1924, écrit une lettre au Conseil des Hospices pour témoigner de la passion d’Elisabeth pour les autopsies (voir section « Sources »). C’est avec lui qu’elle souhaitait créer une « Société d’autopsie mutuelle » dont on ne retrouve aucune trace. Par le plus grand des hasards – ô joie du « dépouillement » – on a trouvé dans les pages du Bulletin de la Société de Médecine mentale un article du même Sano intitulé Quelques faits constatés à l’autopsie d’aliénés. L’article paraît en 1908, l’homme est alors médecin en chef de l’asile dépôt d’Anvers. Il y discute de l’autopsie comme « condition essentielle de tout progrès dans les sciences médicales ». Sano y expose quelques faits qu’il a pu noter « au cours de 21 autopsies successives faites l’hiver précédent », soit à l’hiver 1907. Elisabeth est donc déjà en Belgique. Sano n’évoque malheureusement pas les conditions dans lesquelles il effectue ses autopsies. On ne peut donc pas affirmer qu’Elisabeth était présente lors de ces 21 autopsies, mais on se l’imagine volontiers.
Pour une personne peu avertie de l’histoire de la médecine, de la psychiatrie et de l’autopsie, l’article ne présente rien qui peut l’intéresser. Sano cherche à convaincre du bien-fondé de la pratique pour découvrir « des lésions énormes dont vous ne soupçonniez pas l’existence ». Reste cette phrase avec laquelle Sano termine son papier et qui interpelle lorsque l’on interprète l’article à la lumière de l’Affaire du Cerveau volé (et de la lettre envoyée par Frits Sano) :
« Et avant tout, pour pouvoir continuer à faire des autopsies, faites-vous de solides et durables amitiés » (Sano, 1908)
Ce passage est troublant. Et le lire à l’aune de la lettre que Frits Sano envoie en 1924 l’est plus encore. On n’a en effet aucune preuve des autopsies effectuées par Betsy, aucune preuve de son consentement à sa propre autopsie. Pour attester celui-ci, il faut donc croire les lettres de Frits Sano, grand ami d’Auguste, Madame Marie Ley, épouse d’Auguste et Jeanne-Céline Deschamps, directrice de l’orphelinat rationaliste et « amie intime de Lankester », mais aussi l’épouse d’un certain Alexander. Ce même Alexander qui écrit, en 1956, le « in memoriam du Professeur Auguste Ley » pour la revue Le Scalpel. Les lettres remises par Auguste émanent de ses proches, de ses « solides et durables » amis qui ont tout intérêt à le protéger. En l’absence de toute autre preuve, la question du consentement d’Elisabeth demeure et ce, malgré notre enthousiasme à l’imaginer manier le couteau, la gouge et le maillet dans les caves du Fort Jaco.
Mais revenons à Betsy qu’on retrouve dans le British Journal of Nursing du 5 juin 1909 (p. 450) en voyage à Londres avec Auguste Ley et Edith Cavell comme portes-paroles de la toute récente « Fédération belge des Écoles d’Infirmières Laïques ». Marie Ley – en tant qu’enseignante de l’école d’infirmière du Fort Jaco – est aussi du voyage. Elisabeth Lankester a donc joué un rôle dans l’introduction du « nursing moderne » en Belgique.
Selon son dossier personnel conservé aux Archives du CPAS, Elisabeth Lankester quitte le Fort Jaco pour devenir infirmière à l’Hôpital de Forest et ensuite au Service des enfants « arriérés » dans les écoles de Bruxelles. Encore une fois, il nous est impossible de savoir quand et pourquoi elle quitte le Fort Jaco. Cependant, en croisant l’histoire des infirmières belges à celle de Lankester, on peut aussi lier cette nomination aux écoles de Bruxelles à Edith Cavell dont Betsy fut, d’après les journaux, « l’élève et [la] collaboratrice préférée » (Médecine et Hygiène, 1924). Cavell, alors directrice de l’École d’infirmières diplômées, est en effet aussi appelée en 1909 à réorganiser l’inspection médical scolaire de la Ville de Bruxelles. L’infirmière martyre de la Première Guerre mondiale a, semble-t-il, fait appel à l’infirmière psychiatrique qu’était Betsy pour prendre soin des enfants dits « arriérés » de la Ville de Bruxelles.
La Première Guerre mondiale de Betsy
« Au cours de l’invasion boche, Mademoiselle Lankester fut étonnante de crânerie, de mépris de la mort qu’elle affronta maintes fois » (Médecine et Hygiène, 1924)
Deux journaux ont dit adieu à Elisabeth Lankester à sa mort : Le Soir et Médecine et Hygiène. Tous deux ont salué son courage au cours de la Première Guerre mondiale, faisant d’Elisabeth « l’une [des] aides les plus dévouées d’Edith Cavell », figure emblématique de l’infirmière résistante et patriotique. Cavell reste à Bruxelles pendant les hostilités. Si l’on en croit ces deux documents, Betsy aussi. Aucun autre document ne nous permet toutefois de l’attester. En effet, « on sait peu de choses de la condition des infirmières restées en zone occupée », notaient Éliane Gubin et Valérie Montens (1995, p. 95). Il faudrait de nouvelles recherches extrêmement minutieuses dans les archives de la Première Guerre mondiale pour pouvoir retracer le périple d’Elisabeth au cours de la Grande Guerre. Mais on se fait peu d’illusions sur le résultat. On sait cependant que de 1916 à 1918, elle est de retour au Fort Jaco (où elle aurait été revaccinée selon le Dr Ley).
L'après Guerre de Betsy
En 1918, Betsy rentre à Amsterdam et loge chez l’une de ses sœurs devenue Madame Kok. Son séjour est court. En effet, dès janvier 1919, Elisabeth postule auprès de l’Hôpital St-Jean pour devenir monitrice – infirmière en chef – à l’asile dépôt où Auguste Ley est devenu médecin en chef. Elisabeth est alors employée auprès du Wilhelmina Gasthuis à Amsterdam depuis le 6 juin 1918.
La modernisation de l’asile dépôt, prévue par Auguste Ley dès son entrée en fonction, est repoussée à une date ultérieure. Le poste de monitrice lui est refusé. Betsy a déjà quitté son poste au Wilhelmina Gasthuis. Elle est à Anvers quand elle accepte – « après réflexion » – un poste d’infirmière au service de chirurgie. Pourtant, on retrouve dans son dossier une lettre datée du 19 mars 1919, où une personne – on soupçonne qu’il s’agit d’Auguste Ley – précise que Betsy « n’accepterait pas d’être admise en simple infirmière ».
Le 26 août 1919, elle entre comme infirmière à l’Hôpital St.-Jean. Quelles sont les raisons qui l’ont poussée à accepter ce poste ? Pourquoi voulait-elle tant rentrer en Belgique ? Et à Bruxelles, plus précisément ? Auguste lui a-t-il promis que la modernisation aurait lieu très rapidement ? Voulait-elle retrouver le réseau d’ami·e·s qu’elle avait construit au cours de ses presque dix années de vie à Bruxelles ? Fuyait-elle Amsterdam et sa famille ? On ne le saura sans doute jamais mais ces questions ne cessent de nous tarauder.
Son dossier personnel est loin d’être passionnant pour l’Affaire du Cerveau volé. Un seul détail suscite la curiosité : le 11 avril 1921, Elisabeth sollicite un congé illimité sans solde pour soigner le Dr Ley. Pourquoi le Dr Ley a-t-il sollicité une infirmière psychiatrique ? demande Louise dans l’épisode 5. Grâce au bilan santé écrit par Auguste Ley à 77 ans, on peut désormais savoir que le médecin souffrait d’une « crise de spondylite très douloureuse avec formation d’ostéophytes en becs de perroquet ». Traduction : Auguste, comme sa mère, souffrait de rhumatisme. Rien donc de très « psychiatrique ». Elisabeth soigne si bien Auguste qu’il en sort « complètement rétabli ». Le 1er juillet 1921, elle revient à l’Hôpital St-Jean au service de chirurgie. Elisabeth est malade en novembre 1922 (du 22 au 17 novembre) et du 31 mars au 15 avril 1923, mais aucun autre fait n’est noté dans son dossier jusqu’au mois de décembre 1923. Elisabeth fait tout « bien », son esprit d’initiative est quant à lui « assez » (oui, en un seul et simple mot : « assez »).
La mort d'une héroïne
Début décembre 1923, Elisabeth Lankester tombe malade. Le 9 décembre, pendant la visite publique, Betsy est « prise d’une sorte de congestion ». « À la demande expresse de la malade », Auguste Ley est appelé. Auguste s’est directement occupé d’elle, explique le Directeur au Conseil des Hospices. Dans la demi-heure, il était là, selon Jean Snoeck, élève interne des hôpitaux.
Dès le début de sa maladie, Elisabeth pose son diagnostic avant tout le monde et surtout elle l’affronte : « Je crois avoir une maladie très grave du cerveau et je vais mourir », confie-t-elle à Auguste. Durant les premières semaines de sa maladie, Elisabeth est soignée dans le service du Dr Villers. Elle est ensuite transférée au Sanatorium Maeck de la Chaussée de Louvain. Le 14 décembre 1923, on retrouve une lettre du Conseil des Hospices qui s’inquiète déjà des dépenses occasionnées par la malade. Le Dr Villers promet de la rapatrier en Hollande ou dans un autre établissement où « son entretien ne sera plus en charge de [l’]administration ». Une fois le diagnostic d’encéphalite léthargique infectieuse posé, elle est renvoyée à l’Hôpital St-Jean au service des contagieux. Elle est alors « moribonde », explique Ley.
Au même moment, fin décembre, Auguste Ley accueille Jan Lankester et Anna, le frère et la belle-sœur de Betsy, chez lui à Fond Roy (Uccle). Depuis Ilpendam, David Marinus Lankester, son père, écrit au directeur de St-Jean pour donner à Marie et Auguste Ley « les pleins pouvoirs pour s’occuper de tout ce qui pouvait être nécessaire à raison de la maladie de Mademoiselle Lankester ».
Durant l’agonie de l’infirmière, le Dr Auguste Ley vient tous les jours lui rendre visite, voire 5 ou 6 fois par jour, note le Directeur Singelée. Le Dr Ley s’intéressait à sa maladie, disent les médecins. Il est non seulement à son chevet, mais il la soigne aussi : Auguste Ley affirme ainsi s’être chargé de sa « seconde ponction lombaire ». Aux yeux du Dr Ley et de certains médecins, il ne faisait aucun doute : Lankester était sa patiente. Aux yeux du médecin-chef du service des contagieux, elle était la sienne.
Le 29 décembre 1923, Betsy n’est pas encore morte qu’Auguste demande déjà l’autorisation de l’autopsier. Il soupçonne une issue fatale, a-t-il expliqué au Directeur. Le Conseil des Hospices lui demande de motiver sa demande. On charge l’infirmière Tschumy de lui annoncer la nouvelle. Le directeur prie le Conseil de refuser l’autopsie (pour ne pas perturber les infirmières). Auguste, lui, ne motive pas sa demande auprès du Conseil. Le 4 janvier 1924 à 17h50, Elisabeth Lankester meurt. Mademoiselle Tschumy est présente ; Auguste Ley aussi, il avait passé toute l’après-midi à son chevet. La nuit même, il entre sans aucune autorisation dans sa chambre pour lui voler le cerveau dans « l’intérêt de la science [et] de la collectivité, au point de vue de la prophylaxie des maladies contagieuses ».
Elisabeth Lankester meurt en « en service commandé » et en « noble victime du devoir ». « Ses funérailles ont revêtu un caractère impressionnant », écrit Le Soir en janvier 1924. L’éloge funèbre est dite par M. Carmoy, président du Conseil des Hospices et M. Singelée, directeur de l’Hôpital St-Jean, ceux-là mêmes qui s’inquiétaient mi-décembre qu’elle coûte trop cher à l’hôpital.
Le parcours tragique d’Elisabeth Lankester, femme de soin mais aussi de science, est représentatif d’un mouvement d’émancipation professionnelle des femmes grâce à l’enseignement secondaire et supérieur, mais surtout à travers des études et des métiers dits « féminins ». Des femmes « ordinaires » au quotidien « banal » et qui ont laissé derrière elles trop peu de traces, mais qui ont, sans le savoir, œuvré à l’émancipation des femmes. En Belgique, nombre d’entre elles ont croisé la route d’Auguste Ley et ses amis tels qu’Ovide Decroly. Ces deux-là aimaient d’ailleurs s’entourer de femmes. Ces femmes, il faut continuer de les chercher, les rechercher et surtout les raconter malgré tous les points d’interrogation que leurs trajectoires ont laissé derrière elles.
Sources
Le dossier personnel d'Elisabeth Lankester
Comme toutes les infirmières, Elisabeth Lankester possède un dossier conservé aux archives du CPAS. Ces dossiers contiennent leurs diplômes, des lettres de recommandation, leurs appointements, leurs congés maladie, etc. Ils renseignent du parcours professionnel des infirmières au sein de l’hôpital, mais aussi de leur comportement. Chaque année, ces dernières font l’objet d’un rapport dans lequel le médecin-chef et la monitrice sont chargés de faire le point sur leur comportement. On trouve dans le dossier de Lankester les coupures de journaux qui lui ont été consacrées à sa mort, le faire-part de son décès, et une copie des résultats de l’enquête menée après l’autopsie clandestine du Dr Ley. Pour obtenir plus de renseignements sur l’Affaire du Cerveau volé, il faut consulter le dossier d’enquête classé dans les Affaires générales.
(ACPASB, Dossier du personnel infirmier : Lankester Elisabeth).
Extrait du journal 'Le Soir' en date du 11 janvier 1924
On a retrouvé cette coupure de journal dans le dossier personnel de Lankester. Cet article qui lui est consacré démontre combien encore en 1924 la figure sacrificielle de l’infirmière reste tenace.
(ACPASB, Dossier du personnel infirmier : Lankester Elisabeth).
Lettre de Frits Sano
Frits Sano (1871-1946) a obtenu son diplôme de médecine en 1895 à l’Université Libre de Bruxelles soit presqu’en même temps qu’Auguste qui devient, lui, docteur en médecine en 1897. Frits et Auguste se retrouvent à Anvers où Sano devient médecin des hôpitaux civils. Ces deux-là semblent très proches. Lors de la petite « dispute » entre Ley et Swolfs au sujet du Fort Jaco, Sano se range très nettement du côté d’Auguste. À l’instar d’Auguste, Frits Sano est soucieux de s’entourer d’infirmières formées. Aussi, fonde-t-il en 1902 une école d’infirmière à l’Hôpital Stuyvenberg. Ce qui lie plus encore les deux hommes est leur défense de l’eugénisme au cours de l’entre-deux-guerres. Dans sa lettre, cet eugénisme se montre d’ailleurs sans fards. Dans cette lettre datée du 7 janviers 1924 depuis Gheel (hôpital psychiatrique de l’État) où il est médecin-directeur, Sano se remémore la cinquantaine d’autopsies effectuées avec Zuster Lankester et leur projet de Société d’Autopsie mutuelle. Cette lettre permet par ailleurs de saisir le racisme très banal de l’homme. Soucieux de continuer la propagande en faveur de l’autopsie qu’il avait commencée dès 1908 dans le Bulletin de la Société de Médecine mentale, il précise cependant qu’il s’agirait « d’exclure les Mahométans et les Israélites, ennemis de la science de l’homme ». Tout un programme !
(ACPASB, Affaires générales (XIX-XXe siècle) : Autopsies : principes et organisation (1873-1924), 60 numéros : n° 58 : 1924, Dossier concernant l’autopsie pratiquée clandestinement par le docteur A. Ley du cadavre de l’infirmière Lankester au quartier 19).
Bibliographie
ACPASB, Affaires générales (XIX-XXe siècle) : Autopsies : principes et organisation (1873-1924), 60 numéros : n°58 : 1924, Dossier concernant l’autopsie pratiquée clandestinement par le Dr A. Ley du cadavre de l’infirmière Lankester au quartier 19.
ACPASB, Dossier du personnel infirmier : Lankester Elisabeth.
Alexander, « In Memoriam : Le Professeur Auguste Ley », Le Scalpel, 1956, n°3, p. 81-83.
Geertje Boschma, The Rise of Mental Health Nursing. A History of Psychiatric Care in Dutch Asylums, 1890-1920, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2003.
Jeanne Deschamps-Alexander, « Une expérience d’auto-éducation à l’Orphelinat rationaliste de Forest-Bruxelles de 1920 à 1927 », Pour l’Ère nouvelle, 1928, n°39, p. 124-127.
Arlette Joiris, De la vocation à la reconnaissance : les infirmières hospitalières, 1789-1970 : genèse, émergence et construction d’une identité professionnelle, Marchienne-au-Pont, Socrate/Promarex, 2009.
Auguste Ley, « Le service des infirmières hollandaises à l’asile Fort Jaco », Bulletin de la Société de médecine mentale de Belgique, n° 133, juin 1907., p. 145-149.
Auguste Ley et Boulenger, « Rapport sur le service médical du sanatorium du Fort-Jaco à Uccle en 1906 et 1907 », Bulletin de la Société de médecine mentale de Belgique, 1908, p. 131-149.
Frits Sano, « Quelques faits constatés à l’autopsie d’aliénés », Bulletin de la Société de médecine mentale de Belgique, 1908, p. 38-47.
Sextant : Femmes et médecine, vol. 3, Groupe interdisciplinaire d’Etudes sur les femmes de l’Université libre de Bruxelles, 1995.