Madeleine Ley

Madeleine Ley (1901-1981) ou le destin brisé d'une fille de la bourgeoisie progressiste

Laura Di Spurio

Poétesse, nouvelliste et écrivaine, Madeleine Ley fut la sensation littéraire de l’entre-deux-guerres. D’abord reconnue comme autrice pour enfants, elle crée l’événement en 1936 avec son unique roman Olivia, publié chez Gallimard. En 1939, elle obtient le Prix Rossel pour son recueil de nouvelles intitulé Histoires tragiques. Après la Seconde Guerre mondiale, elle disparaît des radars littéraires. La maladie mentale a fait taire celle que l’on comparait à Katherine Mansfield « en plus robuste ».  

Au cours de ce long silence, ses poèmes pour enfants ont continué à être récités dans les salles de classe et surtout à être chantés dans des versions que Jean Absil et Francis Poulenc ont mises en musique. Madeleine Ley est cependant tombé dans l’oubli. 

Les années 1980 la redécouvrent grâce au critique littéraire Jacques Vandenschrick qui a cherché à lui rendre la place qui lui revenait dans l’histoire des Lettres belges. Olivia est réédité dans la collection Espace Nord. Le Grand feu, chez Actes Sud. La Belgique se rend alors compte que L’histoire du petit garçon qui veut vider la mer avec une cuiller chantée par Julos Beaucarne, c’est aussi Madeleine Ley.

Depuis, on n’en a presque plus parlé. Olivia a certes été réédité cette année. Le Grand feu est désormais indisponible. Ce court et puissant récit mériterait pourtant une nouvelle lecture.  Récit enchanté et enchanteur, il a traversé le siècle sans perdre de son pouvoir. 

On aimerait que notre Cerveau volé puisse faire parler d’elle et de son œuvre, de sa vie et de sa famille, et peut-être même vous donner envie de découvrir ou de redécouvrir celle qui « promettait d’être un des plus grands écrivains de sa génération » (Paul Willems). 

Les jardins de Madeleine

Madeleine Ley est la fille d’Auguste Ley (1873-1956) et de Marie De Poorter (1873-1946). Si vous avez écouté Le Cerveau volé, il est inutile de vous présenter Auguste ! Mais vous pouvez vous rafraîchir la mémoire, ici.

De Marie De Poorter, on ne sait pas grand chose. On n’a pas même une image à partager. On sait cependant qu’elle est la nièce de François Roffiaen (1820-1898), peintre romantique auquel Madeleine Ley rendra hommage dans son premier roman Olivia. 

Le couple se marie en  août 1897 et s’établit à Anvers où Auguste trouve son premier poste en tant que médecin pour « enfants anormaux ». Ils auront deux enfants : Jacques dit Coco naît en 1900 ; Madeleine, en 1901. Jacques suivra les traces de son père en devenant médecin. C’est d’ailleurs lui qui aurait fait entrer Auguste dans l’hôpital le soir de l’autopsie clandestine.  

En 1905, la famille Ley déménage à Bruxelles lorsqu’Auguste obtient le poste de directeur du Fort Jaco (là où il a rencontré Elisabeth Lankester). Les Ley s’installent sur l’Avenue Fond’Roy au numéro 9, à deux pas du Sanatorium du Fort Jaco. Uccle est alors prisée des familles aisées qui y trouvent le calme et les espaces verts à quelques pas du centre-ville. Si on se rappelle l’amour d’Auguste pour la nature, on comprend son choix de s’installer à Uccle. 

Cet amour de la nature, Auguste l’a transmis à sa fille qui peuplera son œuvre « d’images de nature et de beaux jardins ». Madeleine garde des jardins de Fond’Roy une image idyllique que l’on retrouve tant dans son œuvre que dans ses lettres. En 1928, dans une lettre adressée à ses parents depuis l’Italie, elle écrit :

« Rien ne vaut la Belgique et le jardin de Fond’Roy quand il fait beau »

Une Éducation "progressiste"

Fils de pédagogue et pédagogue avant d’être psychiatre, Auguste Ley confie l’éducation de sa fille à son grand ami le pédagogue Ovide Decroly (1871-1932). Dans l’histoire de la célèbre École de l’Ermitage fondée en 1907 par Decroly, Auguste est nommé comme l’un des collègues et amis qui ont insisté pour que Decroly adapte sa pédagogie pour enfants dits « irréguliers » aux enfants « normaux » de la bourgeoisie progressiste bruxelloise. « Pour la vie, par la vie à la campagne » est la devise de l’école qui se trouve rue de l’Ermitage à Ixelles. Auguste et Decroly partagent la même obsession pour la nature. 

Madeleine fait donc partie de la première promotion de l’École de l’Ermitage. Son passage n’aurait laissé aucune trace. On ne sait rien d’autre de la scolarité de Madeleine ni là où elle termine ses études – l’École Decroly ne proposant pas encore le second cycle du secondaire. À cette époque, soit vers 1918, si les filles sont admises à l’Université, le diplôme qui permet leur admission n’existe pas pour elles… Les humanités anciennes ne sont permises qu’aux garçons. Aussi, celles-ci doivent passer le Jury central pour accéder aux études universitaires. C’est ce que Madeleine semble faire et réussir : elle s’inscrit en 1918 en classes préparatoires de Philosophie à l’Université libre de Bruxelles, où Auguste est désormais professeur. Madeleine réussit sa première année « avec satisfaction », mais abandonne au cours de la seconde année.

L’écriture

« Parfois je voudrais écrire un livre. Un livre où l’on sentirait la vie fraîche et forte – et terrible… » (Olivia) 

C’est la peinture qui donne à Madeleine Ley ses « premières grandes émotions artistiques »Très précocement, cependant, elle révèle son talent pour la poésie et l’écriture : « Mes parents racontent qu’à l’âge de 4 ans, je disais des poèmes à mon réveil ».

C’est dans le Journal de l’École Decroly intitulé Écho de l’école que Madeleine Ley fait ses premières preuves avec la rédaction d’un petit feuilleton qui impressionne déjà son entourage : 

« À 11 ans, j’écrirai dans le journal de mon école, un feuilleton : c’était une histoire qui se passait dans un aquarium. Cette publication était lue par les élèves et leurs parents et tous me prédisaient une carrière d’écrivain. Et ils ont eu raison. […] Vers 15/16 ans, j’ai ainsi que le font la plupart des jeunes, imité Samain, la Comtesse de Noailles, d’autres encore ». 

Madeleine ne cesse d’écrire. Des vers, surtout, qui sont de son propre aveu une « copie imparfaite de la personnalité des grands poètes ». En 1920, elle n’a pas encore 20 ans qu’elle compose déjà un conte aux tonalités orientales : Le Rubis.

Madeleine ne cherche pas à faire publier ses premiers contes et poèmes. Elle estime en effet qu’il faut « savoir attendre… et choisir ». Elle attendra la fin des années 1920. Entre-temps, elle écrit beaucoup d’autres contes, reprend et retravaille certains vers qu’elle a écrits à l’adolescence. 

C’est sa manière à elle d’écrire : Madeleine compose, range ses manuscrits, les laisse reposer (trois ans pour Olivia) puis les reprend pour les retravailler avant de les soumettre pour publication. 

« J’écris mes histoires comme l’herbe pousse ; d’un seul jet ; puis je les laisse se décanter ; je les reprends des mois après pour y porter des corrections ». 

Fonds Madeleine Ley, Archives et Musée de la Littérature, ML 6951/12.

Le Mariage

Le 7 juillet 1921, à seulement 20 ans, elle épouse un jeune médecin, Lucien Wybauw. Madeleine et Lucien se connaissent depuis l’âge de 4 ans. « J’ai même souvent tiré ses tresses », raconte-t-il dans une interview dans Le Soir en février 1940. 

Le couple Wybauw-Ley s’installe dans une jolie maison au 23 avenue des Pâquerettes à Uccle (aujourd’hui avenue René Gobert) « au bord de la forêt ténébreuse ». 

Ensemble, ils mènent une vie de douillettes habitudes bourgeoises cependant assombries par leurs problèmes de santé respectifs. Ensemble, ils se découvrent une passion pour les montagnes où ils passent leur hiver. Ensemble, ils s’adonnent au ski et à l’escalade. 

La lecture de leur abondante correspondance faite de nombreux mots d’amour révèle un couple qui semble vivre dans une harmonie presque totale… bien que la santé de Madeleine et la culpabilité qu’elle génère hante toutes leurs missives. 

Lettres à Lili Paz

C’est dans les lettres à une amie, une certaine Lili Paz – qu’elle surnomme Licote ou Ma Lite – qui vit dans le Valais que l’on découvre une jeune Madeleine passionnée de poésie et de littérature. Les deux jeunes femmes s’écrivent énormément, elles partagent des morceaux de leur vie quotidienne de jeune femme de la bourgeoisie, leurs dernières lectures et s’envoient des poèmes.  

C’est aussi à travers les lettres à « sa Licote » que l’on découvre une Madeleine déjà angoissée — les lettres dateraient du début des années 1920. Dans ses lettres à Lili, Madeleine révèle son « autre moi », « n’ayant personne sur qui déverser [ses] noires pensées ». 

Aux lendemains de son mariage, elle écrit à Lili : 

« Blague à part, ma Lite, je m’étonne vraiment que je puisse encore avoir des crises de désespoir aussi fantastiques maintenant que je vais bien, que je m’occupe de nappes et de serviettes, que j’ai mes journées remplies par des soucis divers et terriens. Vraiment y aurait-il quelque chose de fêlé dans mon cerveau ? » 

Son quotidien bourgeois et confortable ne semble pas satisfaire Madeleine… Elle s’ennuie de la vie ordinaire et cela lui fait peur. Plus loin, Madeleine confie à Lili ne pas oser en parler à Lucien. 

« Je vois Lu quelques moments dans la journée, et je ne me sens aucune envie de lui expliquer tout cela. Quand il est là, je ris, je chante et si j’ai le malheur de me mettre à parler de mon autre moi, j’ai après des remords inutiles. […] Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que dans ces moments de gaieté que j’ai il m’est impossible de me comprendre moi-même et j’ai l’impression d’être une autre, quand je suis mélancolique. D’autre part si je me mets à réfléchir trop fort je retombe aussitôt dans mon autre moi, le mauvais, et je peux plus remonter dans le premier. J’oscille entre deux eaux et je suis à bout de souffle. Rien que de t’en parler maintenant voilà que ça revient. Aussi, je me tais. » 

Lili refuse de répondre à ses cafards et Madeleine lui donne raison. Mais je ne peux m’empêcher de me demander à qui désormais Madeleine confiera ses « noires pensées » ?  

Lucien, lui, estime que Madeleine écrit trop à Lili, qu’elle va la fatiguer à force de lui écrire de si longues lettres, etc. Lili semble également souffrir de gros problèmes de santé. En fait, Lucien n’apprécie tout simplement pas la correspondance passionnée entre les deux jeunes femmes… Il en est même jaloux. 

Dans les lettres à Lili, une face plus sombre de Lucien se révèle. Madeleine se confie à Lili – avec une candeur et une naïveté désarmantes et inquiétantes : 

« O ma Lite, je reprends ce matin dans mon lit la missive abandonnée. Mon époux m’a battue hier soir parce que je t’écrivais, et m’arrachant mon carnet il l’a précipité sur les sommets inaccessibles de l’armoire à glace. Pour le punir, j’ai rempli son lit avec des rouleaux de wc arrivés de l’Innovation. Puis nous nous sommes pardonnés mutuellement et nous avons dormi comme des anges ».   

La correspondance avec Lili semble s’arrêter abruptement, sans aucune explication. 

La Maternité

« Je voudrais bien avoir un petit bébé. D’autre part, je me demande s’il faut le souhaiter (question santé). Ce serait toujours un risque. Mais je voudrais bien »

Sur tous les projets de vie de Madeleine plane l’ombre menaçante de sa santé fragile. Et c’est encore à Lili dans une lettre non-datée qu’elle se confie sur son envie inquiète de maternité. 

En 1925, elle donne naissance à Jacques, son unique enfant, qui a le « regard bleu, comme celui de sa maman [et le] même sourire enchanteur » (AML, ML 6953/325). Comme elle le prédisait, la grossesse fragilise un peu plus sa santé, mais ne fait qu’accentuer son besoin d’écrire. 

Après son accouchement, en pleine convalescence, elle commence la rédaction d’un recueil de poèmes – « Pour mon bébé quand il saura lire », confie-t-elle à Lili. C’est une ébauche de Petites voix, son premier recueil de poésie illustré par Edy Legrand qui paraîtra en 1930 aux Éditions Stock. 

À en croire sa correspondance, Madeleine Ley est une mère souvent absente. Elle voyage beaucoup seule tant pour ses livres que pour sa santé. Et Jaco, « [s]on petit homme », est très souvent confié à Marie, la mère de Madeleine, qui semble soutenir sa fille dans tous ses voyages et aventures littéraires. 

Mais les lettres de Madeleine sont pleines de culpabilité de laisser son fils à sa mère. Mère et fils s’écrivent beaucoup aussi. L’arrière petite-fille de Madeleine – Marie-Laure Wybauw – possède des lettres de Madeleine à Jaco et inversement que j’ai eu la chance de pouvoir lire. Ces lettres révèlent l’immense complicité et tendresse qui liaient Madeleine et Jaco. 

À une journaliste, Madeleine Ley confie que, selon elle, « les deux choses les plus importantes pour une femme sont l’Amour et l’Enfant… Peut-être même l’Enfant, avant tout, car je crois qu’une femme doit pouvoir se passer d’amour, si elle a un enfant qu’elle adore ».

L’amour et l’enfance sont en effet les thèmes privilégiés de Madeleine Ley.

Madeleine et Jacques, Archives personnelles de Marie-Laure Wybauw.

Écrire pour les enfants

L’enfance et les enfants tiennent une place centrale dans l’œuvre de Madeleine Ley. Et c’est d’abord en tant que poétesse et écrivaine pour enfants qu’elle sera reconnue. Interrogée à ce sujet, elle répondra : « Quand on écrit pour les enfants, il ne faut pas le faire exprès »

En 1930, les Éditions Stock publient son premier recueil de poésie intitulé Petites voix. Né de ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, Petites voix se distingue par « une écriture simple, spontanée et sans prétention ». La critique la compare alors à Rilke et à Katherine Mansfield (encore !) 

L’année suivante, elle envoie un roman à un concours organisé par le Quotidien de ParisL’ouvrage est retenu par le jury. « Un livre adorable », selon Charles Vildrac (1882-1971) qu’elle admire tant. Le jury français découvre alors que l’autrice du « meilleur roman pour enfants » est belge. Très sérieusement, ce jury s’interroge sur la possibilité de décerner un prix français à une autrice belge ! Il a fallu qu’un auteur français d’origine belge – Rosny Aîné – explique  au jury que puisque les belges utilisent la même langue que les français, c’était tout à fait admissible de remettre ce prix à une belge !  L’Enfant dans la forêt obtient finalement le « prix du meilleur roman pour enfants » ainsi qu’un prix de la Société protectrice des animaux, « celui-ci étant susceptible de faire aimer les animaux par les enfants ». 

L’Enfant dans la forêt raconte l’histoire d’un petit garçon qui se lie d’amitié avec un chevreuil et doit le quitter pour partir à la ville. Les enfants l’adorent à en croire une série de critiques de petites filles que le poète Maurice Carême envoie à Madeleine. 

En 1935, La nuit de la Saint Sylvain paraît aux Éditions Calmann-Lévy. Jeanne Cappe (1895-1956), autrice de livres pour la jeunesse et sœur de Victoire Cappe (fondatrice du Mouvement social féminin chrétien) rend hommage à ce livre « baigné de poésie » et salue surtout son message. 

« Un message qui leur montre que la maladie peut devenir une bénédiction, que les bien portants ne sont pas les plus vivants des êtres » 

Difficile de lire ce message sans penser aux problèmes de santé qui ont hanté la vie de Madeleine Ley. 

Fonds Madeleine Ley, Archives et Musée de la Littérature, ML 1238/3/15.

Fragile

Fragile et sensible, c’est ainsi que l’on décrit le plus souvent Madeleine. Elle reconnaissait volontiers sa fragilité. Mais elle était loin de la considérer comme une faiblesse. Au contraire ! Son personnage Olivia – que l’on considère volontiers comme l’alter-ego de Madeleine – se décrit d’ailleurs par ses mots : « Quelle force dans un corps fragile »

Et, en effet, Madeleine semble exorciser ce corps qui la fait tant souffrir par le sport et plus particulièrement par l’escalade et le ski qu’elle pratique dans les montagnes qui inspirent tant son œuvre. Madeleine souffre d’entérite chronique qui souvent lui coupe l’appétit et la force à des régimes contraignants. Elle est par ailleurs en proie à des états dépressifs et nerveux. 

« C’est vraiment un cycle », explique-t-elle à sa mère. Dans ses lettres, on lit sa culpabilité d’aller « si mal ». « Je suis vraiment malheureuse d’être ainsi abattue, mais je ne peux rien y faire, j’ai des palpitations tout le temps », poursuit-elle alors qu’elle est à Bologne en cure auprès de Giulio Cesare Ferrari, célèbre psychiatre italien très proche d’Auguste. 

Son état l’inquiète. Madeleine a peur : « N’y a-t-il aucun danger que je perde la raison à cause de cela ? » Au début des années 1930 se constate une certaine accalmie qui est liée, selon Ginette Michaux – psychanalyste et ancienne professeure de littérature à l’UCL, à l’envol de sa carrière littéraire et le bon écho que son œuvre rencontre tant en France qu’en Belgique. 

Madeleine Ley à la mer du Nord en 1928. Dans ses bras : son fils, Lucien dans Jacques Vandenschrick, “Lecture”, In Madeleine Ley, Olivia, Bruxelles, Labor, 1986.

Olivia

Olivia – « le roman de toutes les promesses » – paraît en 1936 chez Gallimard. Inspirée par les tableaux de son grand-oncle François Roffiaen, peintre de la Reine Victoria, qui avait peint les paysages de Suisse, Olivia raconte la vie d’une femme, à l’époque romantique. 

C’est l’histoire d’une jeune veuve qui sillonne l’Europe pour s’arrêter dans Le Valais et en Pologne, pays que Madeleine a visité avant de terminer la rédaction de son roman et qu’elle raconte à sa mère depuis Orlowo. C’est aussi l’histoire d’une femme qui veut peindre mais qui doute : « Je mourrai avant d’avoir produit n’importe quelle oeuvre, je le sens » (Olivia, p. 22) 

Avec Olivia, Madeleine renouvelle le roman épistolaire. Le récit marie journal intime et correspondance. Il y a beaucoup de paysages, de montagnes et d’amour dans ce livre. 

Je ne suis qu’une historienne et je ne vais donc pas me risquer à une analyse littéraire d’Olivia. D’autres l’ont fait – et très bien, d’ailleurs (si ça vous intéresse, un dossier pédagogique est disponible ici). Mais pour l’historienne des femmes que je suis, je ne peux m’empêcher de lire certains passages d’Olivia comme un manifeste timidement féministe du désir féminin. Décrivant Olivia s’observant nue dans le miroir, Madeleine écrit : 

“C’est comme l’intérieur d’un coffret à bijoux, ou bien comme une corbeille qui me présente au feu. Je griffe le satin avec le bout de mes ongles. Je ferme les yeux, je les ouvre. Je me vois dans le miroir penché. C’est beau ! Je vois briller mes yeux et mes dents. Mes seins sont comme des fleurs. Je pense au jeune homme du Lion d’Or. Toutes elles se regardent nues dans les miroirs! Mais elles n’osent le dire. (…) S’il pouvait entrer et me voir un instant”. 

La critique salue « la poésie », la « fraîcheur », « un roman à la fois délicieux et poignant », « une réussite merveilleuse » dans un style « pur », « fluide » et « élégant ». Pour Madeleine, Olivia est tout simplement « un vrai roman d’amour ». Madeleine est alors propulsée au premier plan de la scène littéraire francophone. Tou·te·s lui promettent une grande carrière littéraire.

Histoires tragiques

En 1939, Madeleine revient sur le devant de la scène littéraire avec un recueil de nouvelles intitulé Histoires tragiques parmi lesquelles Le Grand Feu, L’Invasion (dont un extrait a été mis en musique par Half Asleep pour les besoins du Cerveau volé) et Le Prédestiné. Le manuscrit remporte le Prix Rossel. Le prix lui est attribué à l’unanimité.

Madeleine, elle, confie qu’elle hésite à publier ces trois nouvelles ensemble :  « Il s’en dégage un trop pénible sentiment de tristesse », explique-t-elle. On est en février 1940 et Madeleine semble encore se débattre entre ses deux « moi » : « Chose étrange, il y a souvent un peu de mélancolie dans mes écrits… C’est peut-être que je suis très joyeuse dans la vie », raconte-t-elle à D. Denuit (journaliste au Soir). Son mari, lui, semble continuer d’espérer que ses succès littéraires vont aider son épouse à garder le cap. « Ma femme a été un peu grippée », confie Lucien au journaliste. « Ce prix va la remettre tout à fait », poursuit-il.  

Ces nouvelles paraîtront séparément. L’Invasion dans Le Soir du 25 février 1940. Le Grand Feu sera publié par épisodes dans Le Soir Illustré, puis est édité aux Éditions des Artistes en 1942.  En 1988, Le Grand Feu est réédité chez Actes Sud qui le présente comme « Un petit joyau littéraire [qui] n’a rien perdu de son éclat luciférien » 

Le Grand Feu – selon moi, son plus beau texte – raconte l’histoire d’une fille qui « n’avait pas le cœur assez dur pour vivre ». Il m’est impossible de lire ce texte sans penser au destin tragique de Madeleine. Il y a surtout cette phrase qui résonne étrangement avec les quarante dernières années de sa vie : 

« Et la vie n’était plus qu’un chemin interminable jusqu’au bout duquel il me faudrait marcher sans l’amitié de personne »

Fonds Madeleine Ley, Archives et Musée de la Littérature, ML 6954/2.

La Guerre

Quelques lignes ne suffiraient pas à raconter l’épreuve qu’a représentée la guerre pour Madeleine. Plusieurs événements vont aggraver sa santé mentale déjà fragile. 

Deux épisodes d’arrestation l’auraient énormément troublée. À l’automne 1943, elle est arrêtée par un agent de police belge. L’histoire serait drôle si elle n’avait pas eu un si terrible impact sur la santé mentale de Madeleine. Un agent de police arrête Madeleine parce qu’elle n’a pas de plaque à son vélo et qu’elle lui a roulé sur le pied ! Le policier la conduit au commissariat de police par l’avenue Louise où elle éclate en sanglots. Elle est immédiatement relâchée « quand on a su qui elle était ». Non seulement Madeleine Ley, l’écrivaine, mais aussi la fille d’Auguste Ley, professeur d’université. 

Le 20 janvier 1943, Madeleine se trouve dans le tram 4 qui traverse l’avenue Louise. La Gestapo arrête le tram. Le contrôle d’identité tourne mal. Une bagarre éclate entre les passagers et les policiers. Madeleine Ley en sort terriblement secouée. Auguste lui conseille alors de rendre visite à une voisine dont elle aime tant le beau jardin qui la calme d’habitude. Elle écoute son père. Elle va chez la voisine et lui raconte l’arrestation. La voisine lui répond bêtement : « Cela arrive quand on a fait un faux pas ». La réponse de sa voisine l’aurait troublée. Elle le confie à un ami, Paul Dresse. Il reste à faire une analyse de ses lettres à Paul Dresse pour comprendre l’impact de la phrase de la voisine, écrivait Ginette Michaux en 2005. Personne ne l’a encore fait, malheureusement. Moi, je n’ai pas encore pu lire ces lettres et je meurs d’envie de le faire. 

Madeleine a alors peur. Peur de tout mais surtout qu’on la fasse enfermer… « On lui défend d’écrire, car son interprétation de ce qui lui est arrivé peut être considérée comme délirante, qu’elle la clame partout et que sa famille, pour la protéger, la prie de se taire » (Michaux, 2005)

Madeleine n’écrira plus. 

Le Silence

À partir de 1943, Madeleine multiplie les séjours en maison de santé. En 1943, au sanatorium Sans-souci à Jette. En 1944, à l’institut psychiatrique de Bonsecours près de Tournai. Et pourtant, en 1946, on la retrouve souriante à Loèche-les-Bains dans le Valais qu’elle a tant aimé. La même année, sa « petite m’man » – comme elle l’appelait dans ses lettres – décède. 

Dans les années 1940, Madeleine aurait subi une lobotomie. Rien ne permet de le vérifier. Rien ne permet de savoir si Auguste Ley a cru que cette procédure lui rendrait sa fille. Pour raconter Madeleine entre 1946 et 1981, il ne reste que les rares souvenirs de Marie-Laure Wybauw, sa petite-fille : 

« Après la Seconde Guerre mondiale, sa fragilité mentale s’est renforcée fortement. C’est à ce moment là qu’elle a subi une lobotomie. […] Elle souffrait intérieurement, je crois qu’elle criait beaucoup. On ne m’a pas donné de détails. Mon grand père – son mari, Lucien Wybauw –  ne m’en a même jamais parlé. [En pratiquant cette lobotomie], on a voulu en quelque sorte atténuer ses souffrances. Plus qu’atténuer ses souffrances, parce que moi, quand je pense à ma grand-mère, c’est bien simple, je pense à Jack Nicholson dans Vol au dessus d’un nid de coucou. Je vois quelqu’un d’avachi, avec une cicatrice sur le front et qui ne ressent plus rien. En fait, le but, c’était qu’elle ne souffre plus et qu’elle ne ressente plus d’émotions. Elle a donc été dans plusieurs institutions psychiatriques. Elle n’a plus jamais vécu à la maison. Et la seule fois de ma vie où je l’ai vue c’était aux Pays-Bas, parce qu’à l’époque, elle était dans une institution aux Pays-Bas. On est allés la voir un dimanche, sans doute. Je devais avoir 9 ans, 10 ans maximum. C’est mon seul souvenir visuel de ma grand-mère – en dehors des photos que je connais bien. Mon seul souvenir visuel est vraiment très vague, très flou. On est allés dans les dunes et je nous vois encore assis à pique-niquer dans les dunes avec ma grand mère. C’est le seul et unique souvenir visuel, la seule fois où je l’ai vue. […] [Mon père] n’a jamais dit « ma mère » quand il parlait d’elle. Ni maman, ni ma mère. Il disait Madeleine Ley ou ta grand-mère quand il me parlait d’elle. Et puis, il ne parlait que de son oeuvre, la chose positive, la belle chose, quoi, un tout petit peu de leurs voyages en Suisse. Mais il ne parlait que de son oeuvre. Madeleine Ley, pas maman. […] Elle a passé les dernières années près de Namur, à St Servais. À un moment donné, mon père a décidé de ne plus aller la voir. […] Ça devait être dans les années 70. Un jour, il m’a dit : « Ça me fait trop mal de la voir comme ça. De toute façon elle s’en fiche, ça lui est complètement égal donc je ne vais plus y aller ». Par contre, Jacques, le frère de Madeleine, il y allait encore. Un jour, j’ai dit à mon père : « J’irais bien avec Coco voir ma grand-mère ».  Il m’a dit : « Je te déconseille. Tu vas voir une femme grossie, vieillie, complètement amorphe. Il vaut mieux que tu gardes une plus belle image de ta grand-mère ». J’ai laissé tomber, je n’ai pas insisté. Et en fait, maintenant, je le regrette. Je n’avais pas tout ce passé, moi, cette belle image de Madeleine. En fait, je ne la connais pas. Je connais ses livres, c’est tout ».

Madeleine passe les quarante dernières années de sa vie enfermée tant dans la maladie mentale que dans les instituts psychiatriques. 

En 1981, Madeleine meurt. Elle avait 80 ans. Son fils Jacques écrit à sa mort qu’elle « vécut sans plus trop souffrir, ces trente dernières années ». Jacques poursuit, évoquant la jeunesse de sa mère et ses livres :   

« Le souvenir de sa jeunesse trop sensible que j’ai partagée chaque jour pendant 20 ans reste dans nos mémoires et ses merveilleux livres sur nos étagères »

Madeleine Ley en 1946 à Loèche-les-Bains (Vendée), dans Jacques Vandenschrick, “Lecture”, In Madeleine Ley, Olivia, Bruxelles, Labor, 1986.

Une Amie

Écrire ce court texte m’a persuadée qu’il fallait fouiller plus encore. Mon instinct d’historienne me souffle que le destin tragique de Madeleine nous aiderait à éclaircir de nombreuses zones d’ombre dans l’histoire des femmes. Je voudrais vérifier l’image idyllique de son enfance privilégiée dans la campagne uccloise, interroger son mariage à un jeune médecin proche de sa famille, fouiller ses lettres à Lili, comprendre la maladie qui lui faisait si peur… à raison, expliquer la crise qu’elle a traversée pendant la Seconde Guerre mondiale et surtout retracer les quarante dernières années de sa vie derrière les murs de l’institution psychiatrique. 

Conclure un texte inachevé me semble impossible. Mais il faut le faire. Pour vous laisser sur une note plus douce, je reprends ici les mots d’Edmond Jaloux à propos d’Olivia : « On ne quitte pas ce livre sans regret. Il y a quelque chose qui fait qu’on tient l’auteur pour une amie même quand on ne sait rien d’elle et qu’elle reste pour le lecteur une inconnue ». 

Rien ne peut mieux décrire « L‘effet Madeleine Ley ». Moi qui ai écrit ces quelques pages et qui suis restée avec elle de longues heures, je la quitte avec un gros pincement au cœur. Je voudrais rester auprès d’elle. Je voudrais d’autres livres, d’autres poèmes, d’autres lettres et d’autres photos. Je voudrais pouvoir rencontrer et rendre hommage à son « autre moi », celui qu’elle dissimulait à son entourage pour ne leur dévoiler que son « sourire enchanteur » et son « rire cristallin ». Oui, Madeleine Ley a ce don, celui de nous rendre un peu plus doux et plus sentimentaux au sens noble du terme. 

Bibliographie

Fonds Madeleine Ley, Archives et Musée de la Littérature, ML 06951-06954. 

Laurence Leroy, “Une vie de Madeleine Ley”, Textyles : revue des lettres belges de langue française, 1992 (9), p. 55-61. 

Madeleine Ley, La Nuit de la Saint-Sylvain, Paris, Nathan, 1979. 

Madeleine Ley, Le Grand Feu : récit, Paris, Actes Sud, 1988. 

Madeleine Ley, L’Enfant dans la forêt, Paris, Éditions du Centaure, 1931.

Madeleine Ley, « L’Invasion : inédit » in  Textyles : revue des lettres belges de langue française, 1992 (9). 

Madeleine Ley, Olivia, Bruxelles, Labor, 1986. 

Madeleine Ley, Petites Voix, Paris, Stock, 1930. 

Ginette Michaux, « Madeleine Ley (1901-1981). Aux sources secrètes du Grand Feu », dans Histoire,mémoire, identité dans la littérature non fictionnelle : l’exemple belge, Bruxelles, PIE – Peter Lang, p. 179-189.

Ginette Michaux (dir.), “Romancières”, Textyles : revue des lettres belges de langue française, 1992 (9). 

Presse sur Madeleine Ley, Archives et Musée de la Littérature, ISAD 00108/0003. 

Jacques Vandenschrick, « Olivia ou qu’est-ce qu’une œuvre inachevée », Textyles : revue des lettres belges de langue française, 1992 (9), p. 73-77. 

Jacques Vandenschrick, “Lecture”, dans Madeleine Ley, Olivia, Bruxelles, Labor, 1986, p. 235-249.