The X Disease : hoquet, zombies et autres curiosités médicales

Tommy De Ganck

Oui, beaucoup a déjà été dit sur l’encéphalite léthargique. En tapant comme Louise l’expression « encéphalite léthargique » dans Google, on trouve une page Wikipédia, bien sûr, mais aussi différents articles scientifiques, articles de magazine et beaucoup d’articles de blog. Tous ces textes ont en commun de décrire une maladie mystérieuse qui laisse ses victimes dans un état fantomatique, sortes de statues, parfois aussi comparées à des zombies. Depuis son apparition, cette maladie fascine et le mystère qui l’entoure n’est pas qu’une affaire médicale, mais a fait l’objet de nombreuses représentations médiatiques qui ont participé à peindre le visage de cette maladie tout au long du 20e siècle.

En Belgique

Le 18 mars 1919, quatre membres d’une même famille de Ruddervoorde, en Flandre-Orientale, sont emmenés à l’hôpital de Bruges. Leurs symptômes : sensation d’ébriété, incoordination des mouvements, tremblements, problèmes d’élocution, torpeur, somnolence et mélancolie pour deux d’entre eux. Leur état inquiète. A Ruddervoorde, quatre autres familles, soit 26 personnes, sont affectées par un mal similaire. Les premiers symptômes datent du mois précédent.

Des examens médicaux sont conduits : il n’y pas de signe de méningite, pas ou très peu de fièvre, la tension est normale et aucun organe n’est visiblement touché. Quelques mois auparavant, à la fin de la guerre, Ruddervoorde avait été bombardée. Les médecins pensent donc d’abord à une intoxication causée par les obus, mais aucune toxine n’est retrouvée. Les cultures bactériennes et les réactions de Bordet-Wasserman (alors utilisées pour détecter la syphilis) ne révèlent rien non plus. Entre-temps, deux patients tombent dans une léthargie qui dure quatre semaines, tandis que deux autres ont la moitié du visage paralysé. Les quatre malades les plus âgés décèdent. L’un d’entre eux est autopsié : seul son cerveau présente des lésions. Leur examen révèle qu’il s’agit d’une encéphalite.

D’autres cas ont déjà commencé à apparaître dans les régions voisines lorsque, le 10 avril 1919, les docteurs Louis Van Boeckel (1857-1944) et Albert Bessemans (1888-1973), respectivement directeur et inspecteur du laboratoire de l’administration de l’hygiène – ancêtre du tristement célèbre Siensano, demandent au Ministre belge de l’Intérieur d’instituer une commission pour faire la lumière sur la situation. Les experts de la commission confirment le diagnostic d’encéphalite léthargique et il est demandé à tous les médecins de déclarer au ministère les cas d’affection encéphalitiques.

La mesure n’empêche pas l’épidémie de se répandre. Bruxelles est touchée courant 1920 et le pic est atteint en 1921. 248 personnes sont atteintes cette année-là, sur un total de 500 en Belgique durant toute l’épidémie. Elle avait commencé à Bucarest en 1915 puis avait gagné la France, la Belgique et l’Autriche. En 1917, elle avait rejoint l’Afrique, pour ensuite se propager vers les Amériques puis la Chine et le Japon. La maladie emporte un·e malade sur trois environ. Au total, l’épidémie d’encéphalite léthargique aurait emporté entre cinq cent mille et un million et demi de personnes, selon les sources. L’approximation des chiffres résulte des difficultés à poser des diagnostics certains – les symptômes de l’E. L. ressemblant à ceux de nombreuses autres maladies. L’encéphalite léthargique est encore largement incomprise du monde scientifique quand l’épidémie s’arrête tout aussi mystérieusement vers 1926. 

Un mystère scientifique

L’un des principaux mystères liés à cette épidémie est sa durée. Elle est décrite en 1917 par deux médecins à peu près au même moment : par  Constantin Von Economo (1876-1931) à Vienne et René Cruchet (1875-1959) à Bordeaux. En 1967, lors du cinquantième anniversaire de l’identification de la maladie, plusieurs médecins tiennent pour acquis devant la Société Française d’Histoire de la Médecine que « l’encéphalite léthargique n’existe plus depuis 1925 ». Selon les sources, la date de fin varie cependant entre 1924 et 1927. Certains cas sont mentionnés dans les décennies postérieures, mais ces diagnostics ne font pas l’unanimité. L’encéphalite léthargique peut en effet s’avérer difficile à diagnostiquer. Plus de deux-cents symptômes ont été rapportés et aucun·e malade ne présente exactement les mêmes.

Comme l’encéphalite léthargique était apparue au même moment que la grippe influenza de 1918, les médecins se demandaient si les deux étaient liées. Dans les années 1920, ils ont généralement considéré que non, mais cette question a continué de tarauder les scientifiques. En 2001 est publiée une étude basée sur l’analyse d’archives biologiques de tissus malades datant de 1918. Ces chercheurs ont voulu vérifier si les technologies actuelles pouvaient révéler la présence d’ADN de la grippe espagnole dans les tissus affectés par l’encéphalite léthargique. Aucune concordance n’a pu être établie. Ces chercheurs dressent un constat d’échec qui les inquiète :

« La cause de l’EL reste un mystère. Aucun agent connu n’est capable de produire ce syndrome, et il est troublant de conclure qu’un agent capable de provoquer une maladie aussi dévastatrice est susceptible d’émerger d’une source inconnue puis disparaître » (Reid et al., 2001, p. 699)

Trois théories principales se sont succédées pour tenter de l’expliquer : l’empoisonnement toxique, l’existence d’une bactérie logée dans le cerveau et enfin l’action d’un virus. Mais un siècle de recherche n’a pas réussi à venir à bout du mystère étiologique de l’encéphalite léthargique, ce qui en fait l’un des plus grands mystères médicaux du 20e siècle. Aujourd’hui, au 21e siècle, de nouvelles hypothèses mettant en avant une cause auto-immune sont proposées.

Si la fin de l’épidémie d’encéphalite léthargique laisse les médecins perplexes, la question de l’origine et de l’ancienneté de la maladie a également fait couler beaucoup d’encre. Depuis que la maladie a été décrite en 1917, les médecins font des rapprochements avec les descriptions médicales du passé et tentent d’établir l’ancienneté de la maladie. En 1921, le neurologue français Lhermitte établit une concordance avec une description médicale de 1695 où une jeune fille, affectée par de la fièvre et des maux de tête, tombe subitement endormie pendant onze jours. La volonté d’ancrer la maladie dans un passé lointain perdure aujourd’hui et certains auteur-e-s n’hésitent pas à remonter jusqu’à l’Antiquité.

Les médecins ne sont pas les seuls à faire des rapprochements avec des événements historiques antérieurs. En 1999, Laurie Winn Carlson publie une recherche historique où elle interprète les faits ayant mené au procès des sorcières de Salem dans le Massachussetts du 17e siècle en faisant l’hypothèse que les jeunes filles accusées souffraient en réalité d’encéphalite léthargique. Bénéficiant d’une réception intéressée du grand public, les critiques académiques restent cependant perplexes, principalement pour son manque de rigueur dans l’analyse des données et des documents. L’intérêt de son analyse et de son attention pour les symptômes des condamnées est par contre souligné. 

Une maladie hystérique

« Capable de se plier aux masques les plus divers, l’encéphalite est susceptible de mutations telles qu’elle peut simuler la plupart des maladies du système nerveux et imiter au moins dans leurs grandes lignes un grand nombre de syndromes psychiatriques » (Lhermitte, 1921, p. 163)

Mystérieuse dans la grande diversité de ses manifestations, la maladie, à l’instar de l’hystérie, se dérobe aux efforts des médecins qui essayent d’en circonscrire les contours. Des comparaisons directes sont également établies avec l’hystérie. En 1889-1890, une tout aussi mystérieuse maladie, nommée « la nona » (la sieste), ravage le nord de l’Italie. N’arrivant à identifier aucune cause organique à la maladie, des médecins en concluent qu’il s’agit d’une « névrose collective ». Mais depuis l’épidémie d’encéphalite léthargique, les médecins suspectent que cette dernière se cache en réalité derrière « la nona ».

Quand la maladie ne tue pas ses victimes, elle laisse derrière elle des séquelles neurologiques importantes. Ces séquelles sont observées par les familles, les psychologues et les médecins hospitaliers. Ici, encore, la distinction d’avec d’autres entités nosologiques s’avère difficile. Les spécialistes se demandent comment distinguer les séquelles de l’encéphalite d’autres troubles mentaux, comme la démence précoce ou les effets de l’alcoolisme.  Une bibliographie établie par la revue L’Année psychologique dénombre ainsi pas moins de sept publications sur le sujet en 1924. Les « perversions morales » et les « perversions sexuelles » y tiennent une place de choix.

Les jeunes garçons survivants étaient particulièrement jugés à risque de développer des comportements jugés « psychopathiques ». Les articles des médecins décrivent des cas de « masturbation compulsive », de la maltraitance animale ou encore des tentatives de meurtres. Bientôt est forgée l’expression de « criminel postencéphalitique » et les psychiatres belges se questionnent sur l’ampleur des répercussions sociales de ce nouveau trouble. Les descriptions des femmes malades se rapprochent par contre plus souvent des représentations féminines classiques, comme celles des hystériques ou des « belles endormies ».

La variabilité des symptômes de l’encéphalite et le contexte épidémique font aussi craindre l’éclosion de nouvelles maladies. Ainsi, en 1920, plusieurs « épidémies de hoquet » sont constatées, à Paris et à Vienne, mais aussi à Bruxelles et en Wallonie. Le phénomène est cocasse, mais le danger est alors suffisamment sérieux pour faire l’objet d’une thèse de doctorat en médecine l’année suivante à la Faculté de Strasbourg : « Ce fut, hâtons-nous de le dire, une épidémie généralement dénuée de gravité, mais survenant après la grippe de 1918 et l’encéphalite léthargique de 1919, elle ne tarda pas à se voir attribuer leur place dans les colonnes des journaux » (Kritter, 1921, p. 7).

Un sommeil énigmatique

Au-delà de sa disparition inexpliquée, de sa cause inconnue et de la variabilité de ses symptômes, l’encéphalite léthargique interroge et fascine aussi parce qu’elle met les patient·e·s dans des états de sommeil ou de mutisme qui rendent difficile l’analyse et la compréhension du vécu de la maladie.

Le cas du malade n° 15 – grâce auquel Louise imagine le malaise d’Elisabeth – décrit en 1921 par le professeur Achard, illustre une somnolence parfois interrompue par des moments d’éveil. Selon Achard, dans la majorité des cas en effet, la somnolence est tout d’abord profonde et continue, durant généralement plusieurs semaines, avant de s’estomper graduellement et d’être entrecoupée par des moments d’éveil. Parfois, la somnolence est légère et les malades ont simplement un air indifférent et rêveur. Cependant, la somnolence peut aussi être invincible. « Nous avons connu des malades qui s’assoupissent au cours d’une conversation, pendant le repas, le long de la route en marchant » (Van Boeckel, 1923, p. 41).  Les épisodes d’éveil sont souvent marqués par des délires. Le système nerveux est affecté et les malades ont des mouvements involontaires, des crispations, des spasmes, des tremblements, des mouvements oculaires involontaires et des paralysies diverses au niveau du visage. Lorsque les malades survivent, iels sont marqué·e·s par des séquelles importantes qui les emmurent parfois en elleux-mêmes.

Pour comprendre la maladie malgré la somnolence et les délires, les médecins étudient ses impacts neurologiques en observant les postures et les gestes de leurs malades sous toutes les coutures. Les médecins leur font notamment prendre des pauses et passer des tests d’écriture dans l’espoir d’arriver à identifier les régions cérébrales touchées, mais aussi pour comparer les résultats avec ceux d’autres maladies. La photo- et la cinématographie sont utilisées pour capter leurs observations, dans un but d’étude et d’enseignement clinique.

En 1973, le neurologue Oliver Sacks raconte dans son livre Awakenings (L’Éveil) son utilisation d’un médicament anti-parkinsonien, le Levodopa, sur des patient·e·s souffrant des séquelles neurologique de l’encéphalite léthargique. Les patient·e·s étaient restés enfermé·e·s en eux-mêmes, mutiques et immobiles, parfois depuis des décennies. Le médicament a permis de sortir une série de patient-e-s de leur prison intérieur. Miriam H, par exemple, fut libérée de son immobilité physique après 37 ans. Cependant, les effets du médicament variaient d’un-e patient-e à l’autre et certain-e-s n’en ont pas supporté les effets. Dans ses interviews, Sacks rend compte de leur expérience dans un langage faisant une large place aux thèmes de la mort, de l’enfer et du retour à la vie :

« Pour certains, c’était une sorte de monde de rêve. Mais d’autres étaient condamnés à des répétitions tourmentantes, comme la contemplation sans fin de deux égal deux égal deux » ; « Une patiente a décrit comment elle devait marcher autour d’un carré mental sur sept notes d’un thème de Verdi. Et cela durait des heures et des jours, sans pouvoir s’arrêter »; « Cela ressemblait à l’enfer ».

Une fascination médiatique

En 1990, le livre d’Oliver Sacks, Awakenings, est adapté au cinéma et le film remporte un franc succès. En faisant une large place aux ressentis et vécus des malades, l’histoire et l’œuvre de Sacks sont particulièrement touchantes et ont un potentiel dramatique certain. Mais l’intérêt des médias et du grand public pour cette maladie datent de l’apparition de l’épidémie. 

En effet, l’expérience des malades n’est pas qu’énigmatique d’un point de vue scientifique, elle est aussi effrayante pour les contemporains. En l’absence de traitement, devant des symptômes changeant et dans un contexte où plusieurs épidémies frappent la population, chaque nouvelle manifestation d’une potentielle épidémie fait peur. Les journaux se font l’écho de ces craintes tout en participant à les entretenir. 

Après la fin de l’épidémie, les malades dans un état de conscience endommagé par la maladie continuent d’émouvoir et de fasciner. Certaines malades acquièrent même une notoriété d’envergure nationale, voire internationale. C’est notamment le cas de Patricia Maguire (USA) et de Marthe Robin (France). 

Patricia Maguire est devenue une icône de la maladie. Son image a fait le tour du monde. C’est son portrait – tiré d’une carte postale – qui illustre cet épisode. En 1932, Patricia Maguire, âgée de 26 ans, est atteinte de somnolence et tombe malade. Elle développe de la fièvre, de la rigidité musculaire et tombe en état de stupeur. Elle perd finalement connaissance et reste inconsciente la plupart du temps, avec quelques épisodes d’éveil pendant lesquels elle est capable de répondre aux questions. Cette situation perdure pendant cinq ans avant que Patricia meure d’une pneumonie en 1937. Son cas interroge la médecine et différents traitements sont essayés pour la faire revenir à la conscience. Rien ne fonctionne. L’histoire de Patricia se déroule après la fin reconnue de l’épidémie, et tout le monde n’est pas convaincu qu’elle souffre réellement d’encéphalite léthargique. En 1935, Cruchet lui rend visite lors d’un voyage aux États-Unis et rejette ce diagnostic auquel il préfère celui d’hystérie (Walusinski, 2021, p. 14).

Sa situation interpelle aussi le grand public et la presse qui la surnomme « La belle endormie » (« The Sleeping beauty of Oak Park »). La magazine Time rend compte de son état de façon périodique entre août 1933 et septembre 1937. Après sa mort, son corps est autopsié et son cerveau suscite l’espoir de faire avancer les connaissances. Cette autopsie ne passe pas inaperçue puisque la presse en rend compte, allant parfois jusqu’à détailler les résultats médicaux de l’examen. 

La notoriété de Patricia tient au caractère spectaculaire de sa maladie et au mystère qui l’entoure alors même qu’il s’agit d’une dactylographe ordinaire, à laquelle nombre de femmes (blanches) de l’époque peuvent s’identifier. Le fait qu’elle soit blanche et dans un état passif la fait correspondre à des idéaux de beauté de son époque, comme l’indique explicitement son surnom. Par ailleurs, tout en étant une version idéalisée et presque fantasmée de féminité souffrante, son histoire a ému un grand nombre de personnes dont un être cher avait été touché par la maladie. Aux Etats-Unis, l’épidémie a tué environ onze mille personnes et en a laissé environ le double avec des séquelles neurologiques. Connue du public américain, « Pat » Maguire a incarné la mémoire d’un vécu difficile. Il n’est donc pas étonnant que des cartes postales aient été imprimées à son effigie. Enterrée au Forest Home Cemetery dans l’Illinois, son souvenir est encore entretenu sur des mémoriaux virtuels.

En France, Marthe Robin est le visage le plus connu de l’encéphalite léthargique. Mystique catholique, la question de sa potentielle béatification suscite de nombreuses controverses. Ayant grandi dans la Drôme, elle est atteinte par la maladie en 1918, tombe dans le coma. Elle sort de son coma mais a d’autres problèmes neurologiques comme des paralysies et des problèmes oculaires. Si Marthe Robin fascine surtout par sa mystique, dans son cas comme dans d’autres, les phénomènes de maladies inexpliqués participent à construire le mystère autour des figures mystiques féminines. Son histoire et celle de sa maladie sont le sujet d’un épisode de l’émission Mystère diffusée sur TF1 dans les années 1990. 

Flirtant avec les frontières du psychisme, l’histoire de la sorcellerie, des phénomènes mystiques et des capacités encore inconnues du cerveau, le phénomène inexpliqué de l’encéphalite léthargique est au croisement d’une série de thèmes aux frontières du réel, de l’inconnu et de l’imaginaire. Encore aujourd’hui, invoquer l’encéphalite léthargique c’est se frotter aux mystères du passé ou à l’idée qu’un jour nous vivrons une attaque zombie.

En attendant (la suite), restez bien au chaud…

Sources

Le dossier d’enquête

Ce dossier est conservé au Centre d’archives du CPAS de la Ville de Bruxelles, situé rue Haute, dans le quartier des Marolles. Ce centre d’archives sauvegarde et rend accessible les documents et le patrimoine des institutions d’assistance ayant fonctionné à Bruxelles du Moyen-Âge à nos jours. Parmi ces fonds, on retrouve les archives administratives et médicales des hospices et hôpitaux civils de la Ville de Bruxelles. Le dossier d’enquête au sujet de l’autopsie clandestine réalisée par le Dr. Ley fait partie du fonds des Affaires générales du Conseil des Hospices. Couvrant la période allant de 1857 à 1925, les dossiers issus de ce fonds sont le résultat de la surveillance exercée par le Conseil des Hospices sur la gestion des institutions d’assistance publique, qu’il s’agisse d’hospices ou d’hôpitaux. Les dossiers sont constitués sur des thématiques ou des affaires précises, en fonction des questions sur lesquelles le Conseil souhaite se renseigner. Au fil du temps et avec la multiplication du nombre de dossiers, ceux-ci furent rassemblés et compilés dans des catégories thématiques : ici les autopsies. Le Conseil des Hospices étant l’organe de direction de l’administration de l’assistance publique bruxelloise, les dossiers des Affaires Générales sont ceux qui ont été considérés suffisamment importants, sensibles, que pour être traités directement par lui. Le point de départ d’une enquête ou d’une simple collecte d’information peut être une une question posée par une institution externe, une plainte déposée par un membre du corps médical, un-e patient-e ou encore un article de presse relatant des évènements qui se sont déroulés dans une institution de soin ou critiquant la gestion hospitalière. 

(ACPASB, Affaires générales (XIX-XXe siècle) : Autopsies : principes et organisation (1873-1924), 60 numéros : n° 58 : 1924, Dossier concernant l’autopsie pratiquée clandestinement par le docteur A. Ley du cadavre de l’infirmière Lankester au quartier 19).

Catalepsie sur pellicule

Cette image est le tirage d’une pellicule de film où est représenté un patient atteint de catalepsie  – une rigidité musculaire. Elle est tirée de la « bible » scientifique belge sur l’encéphalite léthargique, éditée par l’administration de l’hygiène en 1923. Le tirage de pellicule indique que les malades ont non seulement été photographié·e·s, mais aussi filmé·e·s. Dans cette monographie de 700 pages, les malades sont montré·e·s dans différentes situations : dans leur lit, debout dans un cabinet médical ou, comme ici, dans les jardins d’une clinique avec l’assistance d’une religieuse. Ces photographies permettent aux médecins d’immortaliser les gestes, postures et attitudes prises par les malades pour mieux les analyser. Faisant partie intégrante du dispositif d’analyse clinique de la maladie, les photographies et les films médicaux sont aussi utilisés comme supports d’éducation. Alors que le premier procédé photographique est mis au point en 1839, la technique est largement utilisée en médecine dès le dernier tiers du 19e siècle. Les psychiatres et les neurologues sont parmi les premiers à faire usage de ces nouvelles technologies et notamment Jean-Martin Charcot (1825-1893), qui crée un service de photographie médicale à la Salpêtrière dès 1878. En Belgique, Arthur Van Gehuchten (1861-1914), titulaire de la première chaire de neurologie ouverte à Louvain en 1908, fait figure de pionnier dans la fabrication et l’usage de films médicaux. C’est dès 1905 qu’il commence à en réaliser lui-même. Il filmera notamment les effets de la maladie de Parkinson. 120 films médicaux subsistant de sa collection personnelle sont aujourd’hui conservés par la Cinematek.

(L. Van Boeckel, A. Bessemans, C. Nelis, L’encéphalite léthargique : ses particularités en Belgique – le clinique – l’expérimentation, Ministère de l’Intérieur et de l’hygiène, Nossent, Bruxelles, 1923, p. 75. KBR – Salle de lecture générale – III 70.718 B). 

Une salle de malade pour femmes

C’est dans une salle de malades pour femmes similaire à celle-ci, à l’hôpital Saint-Jean, qu’Elisabeth Lankester travaille puis est hospitalisée quelque temps (elle est soignée successivement dans plusieurs institutions différentes). L’hôpital Saint-Jean se situe alors boulevard du Jardin Botanique, dans un bâtiment construit entre 1837 et 1843 selon les plans de l’architecte Henri Partoes (1790-1873). Ce nouveau bâtiment répond à un manque de place criant depuis le début du 19e siècle. Le principe du “domicile de secours”, institué en 1897 pendant la période française, permet à chaque citoyen dans le besoin de demander l’assistance publique. Cette nouvelle organisation implique que la Ville doit se donner les moyens d’accueillir un nombre croissant de malades. La population de la Ville de Bruxelles est en croissance durant tout le 19e siècle et l’hôpital Saint-Jean est déjà encombré trois ans à peine après son ouverture. Édifié avant les conceptions modernes d’hygiène fondées sur la connaissance des microbes, le bâtiment devient rapidement obsolète. Il nécessite constamment des travaux d’adaptation des locaux aux nouvelles pratiques médicales. Les malades non payantes sont accueillies dans des salles communes, mais chacune jouit d’un lit individuel, comme c’est le cas depuis le début du 19e siècle. Les chambres individuelles sont en effet réservées aux patientes payantes, qui ont même la possibilité de venir accompagnées de leurs domestiques. Dans les salles communes ordinaires, les malades sont soumises à un règlement leur imposant discipline et obéissance envers le personnel soignant et elles doivent porter un uniforme. Les patientes sont prises en charge au quotidien par les domestiques, en plus des sœurs et des infirmières laïques. Les médecins effectuent des visites journalières, mais ne restent pas au chevet des malades. 

(Salle de malades (femmes) de l’hôpital Saint-Jean, 1930. ACPASB, fonds iconographique, H/H. ST-J. /65)

Bibliographie

Pr. Achard, L’encéphalite léthargique, J-B Baillière et fils, Paris, 1921.

A. Van Boeckel, A. Bessemans et C. Nelis, L’encéphalite léthargique : ses particularités en Belgique – le clinique – l’expérimentation, Ministère de l’Intérieur et de l’hygiène, Nossent, Bruxelles, 1923. Illustrations, KBR – Salle de lecture générale – III 70.718 B

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A. H. Reid, « Experimenting on the past: The Enigma of Von Economo’s Encephalitis Lethargica », Journal of Neuropathology and Experimental Neurology, vol. 60, n° 7, 2001, p. 663-670. 

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